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Après la tempête : aider la microfinance à s’adapter et prospérer

CGAP Photo (Nicolas Réméné via Communication for Development Ltd.)

Si la pandémie de COVID-19 a eu une vertu, c’est de nous avoir permis de faire une pause pour réfléchir à ce que nous considérions probablement jusque-là comme acquis. Dès le début de la crise, le CGAP a fait du soutien à la microfinance l’une de ses priorités, anticipant de sérieuses tensions. Il est vite devenu évident que les conséquences économiques de cette situation n’allaient pas se traduire par un choc brutal et circonscrit dans le temps, mais bien par des crises en série pendant des mois, voire des années, apparaissant à mesure que les perturbations et l’incertitude engendrées par la pandémie se propageront à l’ensemble de la planète. En ce début d’automne 2020, les besoins immédiats de liquidité et la maîtrise des dégâts occupant une place moins centrale, l’attention se porte sur l’édification d’un secteur de la microfinance plus solide et résilient pour l’avenir. Si la numérisation fait inévitablement partie des solutions envisagées pour reconstruire en mieux, rares sont les discussions autour des arguments justifiant une telle affirmation ou des mesures à prendre pour aider le secteur de la microfinance à entrer de plain-pied dans l’ère numérique. Certaines conversations, délicates mais probablement nécessaires, sur le modèle économique de la microfinance et sa capacité de survie à l’ère numérique n’ont pas non plus lieu.

Je considère que la microfinance traditionnelle aurait dû affronter voici déjà quelque temps le défi des technologies numériques. La pandémie n’a fait qu’accélérer le processus. 

Je considère que la microfinance traditionnelle aurait dû affronter voici déjà quelque temps le défi des technologies numériques. La pandémie n’a fait qu’accélérer le processus. Je me propose donc d’exposer ici les raisons pour lesquelles je suis convaincue qu’il faut investir dans la transformation numérique de la microfinance traditionnelle et ce qui justifie que le secteur prenne cette transformation au sérieux. J’aborderai également les défis de la transformation numérique avant d’avancer quelques pistes sur les perspectives qu’elle ouvre. Je discuterai enfin du rôle des différents acteurs de l’écosystème de la finance inclusive : à mon sens en effet, il serait irréaliste de croire que les institutions de microfinance pourront opérer cette transition sans soutien extérieur.

De l’importance des institutions de microfinance

J’ai interrogé de nombreux observateurs de longue date du secteur pour rédiger ce texte et, à l’évocation du thème retenu, la plupart m’ont demandé pourquoi je me concentrais sur les institutions de microfinance (IMF) — sous-entendu : « est-ce que ça en vaut la peine ? ». Le monde de la fintech proposant tellement d’innovations passionnantes, pourquoi diable s’intéresser aux IMF ? Pour dire les choses rapidement, c’est parce que les IMF jouent un rôle essentiel dans le quotidien des pauvres. Elles sont aussi importantes que les institutions de financement du développement communautaire (CDFI) ici aux États-Unis : elles offrent des services financiers adaptés aux personnes à faible revenu et victimes d’exclusion financière à des conditions accessibles et responsables.

En filigrane derrière les remarques des observateurs, le pressentiment de l’émergence de rivaux numériques capables de supplanter les IMF et, tout simplement, de mieux remplir leur mission. L’histoire leur donnera peut-être raison un jour mais, à mon sens, c’est encore prématuré. Certes, nous savons que les modèles économiques axés sur la technologie sont plus agiles et plus extensibles, mais nul ne peut affirmer que ces rivaux numériques pourront assurer les mêmes services de manière responsable, surtout au vu des retours sur investissement attendus… De même que personne ne sait s’ils s’intéresseront vraiment aux besoins des pauvres, en leur proposant notamment des produits destinés à soutenir durablement les moyens de subsistance des individus au bas de l’échelle des revenus.

La question vaut la peine d’être étudiée sous l’angle de l’échelle et de l’impact. Si les IMF ont été plutôt efficaces en termes d’impact, c’est moins vrai en ce qui concerne leur portée. Quant aux rivaux numériques, ils peuvent facilement prendre de l’envergure, mais sans forcément proposer le même type de services ni faire preuve de responsabilité dans leurs prestations. Mais cette situation peut évoluer, et elle doit inciter les IMF traditionnelles à évoluer aussi.

Aux débuts de M-Pesa, les promoteurs de l’inclusion financière semblaient convaincus de la supériorité de ce modèle par rapport à celui de la microfinance, du fait même de sa portée. Je rappellerai toutefois que M-Pesa n’offrait pas les mêmes services qu’une IMF, puisque son objectif était de bâtir un système de paiement. Les systèmes traditionnels de paiement comme Visa ou MasterCard ont nettement plus de clients qu’une banque, quelle qu’elle soit. Ils proposent un service en réseau très étendu et laissent leurs établissements bancaires membres s’occuper des autres services à la clientèle, comme les prêts ou l’épargne. Les IMF remplissent à cet égard une fonction similaire aux banques, à ceci près qu’elles accordent des prêts à des fins productives à des individus sans garanties ni antécédents de crédit. Le problème, pour les IMF, c’est que des prestataires de paiement numérique, comme M-Pesa, s’imposent de plus en plus comme des plateformes de services financiers proposés par des tiers et que certaines de ces solutions commencent à ressembler fortement à un modèle de microfinance numérique. Des acteurs comme Aye Finance en Inde, TiendaPago au Pérou, KopoKopo au Kenya et Konfio au Mexique montrent qu’il est possible de proposer des financements productifs selon des modalités plus efficaces, plus centrées sur le client et plus modulables que celles offertes par les institutions de la microfinance traditionnelles. D’autant qu’ils possèdent les interfaces de programmation (API), les données et les capacités techniques nécessaires pour intervenir à grande échelle et s’adapter en continu à l’évolution des attentes de leurs clients.

Pour les IMF, la question de l’échelle est une véritable épine dans le pied, parce que c’est elle qui détermine à la fois la compétitivité et la résilience. Dans une analyse intéressante de données MIX de 20151, Todd Watkins a montré que le coût moyen global d’un emprunt auprès d’une IMF petite ou moyenne (jusqu’à 100 000 clients) est pratiquement 60 % supérieur à celui d’une opération conclue auprès d’une IMF de très grande taille (plus d’un million de clients). En plus de proposer des conditions meilleures à leurs clients, les très grandes IMF affichent des marges environ 2,5 fois supérieures à celles des petites et moyennes institutions. De toute évidence, si les IMF veulent rester compétitives et renforcer leur propre résilience institutionnelle, elles doivent changer d’échelle. Malheureusement, seules 56 IMF dans l’échantillon MIX avaient plus de 100 000 emprunteurs et 62 seulement dépassaient le million de clients. L’échelle reste donc un sérieux problème pour la microfinance. Cela signifie aussi que la diversité des produits, la résilience institutionnelle et le coût supporté par le client continuent d’être sous-optimaux dans la grande majorité des cas, de sorte que les IMF sont des proies faciles pour des concurrents numériques qui ont, inscrit dans leurs gènes commerciaux, la notion d’échelle et d’efficacité.

Mais ces nouveaux modèles économiques s’adressent-ils aux mêmes clients que les IMF ? S’il est incontestable que ces modèles sont efficaces et extensibles, je ne suis pas certaine que leur capacité à atteindre les plus démunis ait été démontrée. Les fintech évoquées précédemment touchent probablement une partie du marché des micro et PME plus formelles, sachant qu’elles n’ont guère la possibilité d’atteindre des petits commerçants non équipés de moyens de paiement numériques. Mais les modèles économiques fonctionnant via des plateformes redoublent d’ingéniosité pour toucher les petits commerçants informels, leur proposer des outils numériques et des crédits, donc cela risque de changer. Les IMF auraient tout intérêt à surveiller ces évolutions et intégrer d’une façon ou d’une autre ces solutions dans leurs propres modèles commerciaux, soit en renforçant leurs capacités, soit en s’associant à des fintech — lesquelles ont souvent besoin d’une institution de microfinance pour garantir leurs opérations de prêts axées sur des données.

Le vrai problème réside cependant dans la question de savoir si les produits proposés sont responsables. L’explosion du crédit dématérialisé coûteux dans la plupart des pays d’Afrique et les pratiques prédatrices qui accompagnent souvent cette évolution invitent à faire preuve de prudence face à des modèles économiques high-tech visant les communautés à faible revenu et marginalisées, pour qu’elles ne deviennent pas le jouet d’investisseurs cupides.

Si la microfinance ne change pas d’échelle et reste marginalisée, alors la plupart des pauvres n’auront pas d’autre choix que de recourir à des crédits dématérialisés coûteux. Cela veut aussi dire que les IMF seront toujours fragiles en cas de crise et dépendantes d’une aide extérieure… Tout cela m’amène à affirmer qu’il faut nous intéresser plus que jamais au secteur de la microfinance. 

Il y aura certainement un seuil en deçà duquel ces nouveaux modèles de fintech refuseront les clients peu fortunés. Le risque c’est, qu’avec le temps, les IMF ne récupèrent que des segments de clientèle toujours plus marginaux et se retrouvent donc dans une situation défavorable leur interdisant de se développer et d’accompagner l’évolution de leurs meilleurs clients. Si la microfinance ne change pas d’échelle et reste marginalisée, alors la plupart des pauvres n’auront pas d’autre choix que de recourir à des crédits dématérialisés coûteux. Cela veut aussi dire que les IMF seront toujours fragiles en cas de crise et dépendantes d’une aide extérieure. Certaines risquent de disparaître.

Tout cela m’amène à affirmer qu’il faut nous intéresser plus que jamais au secteur de la microfinance — dont on connaît le rôle aux côtés des communautés pauvres — et aider les IMF à opérer leur révolution numérique. La microfinance ouvre la voie à un système bancaire communautaire au service des pauvres, loin du souci de rentabilisation maximale des opérations, à l’image de ce que les CDFI proposent aux populations à faible revenu et marginalisées aux États-Unis. Ne serait-ce que pour cette raison, je suis convaincue qu’il faut continuer à investir dans la microfinance, du moins jusqu’à ce que l’on ait démontré que les modèles rivaux peuvent s’adresser aux segments les plus démunis du marché et le faire de manière responsable. Les IMF deviendront-elles incroyablement rentables ? Probablement pas. Mais elles peuvent être autonomes et elles ont un impact positif avéré sur la vie des plus pauvres. L’échelle reste un enjeu sérieux et la numérisation n’est pas la panacée. Mais à condition d’analyser longuement et sans complaisance les modèles économiques et de repenser le mode de fonctionnement des IMF, il est évident que la numérisation peut permettre au secteur de rester concurrentiel et même de prospérer en proposant des services responsables aux clients les plus démunis.

Ce que nous savons de la transformation numérique

La transition de la microfinance traditionnelle vers le numérique ne sera pas anodine. Si la technologie a bouleversé au plus profond l’univers des services financiers, la microfinance semble bloquée dans un monde singulier de prestation de services, où rien n’a vraiment bougé. De nombreuses IMF fonctionnent selon un modèle économique dépendant du contact humain, sans recours à l’outil technologique, et conçu il y a un demi-siècle pour sa simplicité et sa reproductibilité et non dans un but d’adaptation et de croissance. Au-delà des multiples usages de la technologie, quatre grandes catégories de changement font figure d’option incontournable pour assurer la transformation de la plupart des IMF :

  • Les canaux relationnels. L’obligation de trouver de nouveaux moyens pour toucher ses clients et interagir avec eux fait partie des enseignements les plus marquants de la pandémie de COVID-19, non seulement du fait des règles de distanciation sociale à respecter mais également parce que, même en temps normal, les gens apprécient un service commode et adapté à leurs besoins. Poussés par les circonstances et face à la pandémie, de nombreux fournisseurs ont mis en place des canaux de communication alternatifs, y compris en recourant plus systématiquement aux réseaux d’agents, à l’accueil des clients à distance et aux centres d’appel. Cette tendance va se perpétuer, soit via l’intégration dans des plateformes de plus grande taille, soit par la création de ses propres canaux par l’institution. À condition de faire les choses bien, cette évolution permettra en plus de réduire les coûts et d’élargir le champ d’action.
  • L’utilisation des données. Les modèles économiques des services financiers sont toujours plus axés sur les données, un changement appelé à s’accélérer. Pourtant, les IMF se débattent depuis longtemps avec l’informatisation et la gestion des données de leurs clients. Leur capacité à collecter et utiliser des données pertinentes est au cœur de la plupart des changements à introduire pour rester compétitives, de la tarification en fonction du risque à une gestion efficace du risque de crédit en passant par la conception de nouveaux produits, la gestion de la relation clients, l’amélioration de l’efficacité opérationnelle ou encore le développement de leur portefeuille. Plus les IMF mettront du temps à acquérir ces capacités, plus elles prendront du retard par rapport à des concurrents plus agiles.
  • La diversification des produits. Les IMF devront soit enrichir la palette de leurs services de manière à répondre aux attentes des clients et conforter la fidélité de leur clientèle, soit trouver un moyen de leur donner accès à des services tiers sans perdre pour autant leur relation client. L’adhésion des clients peut être renforcée par une gamme élargie de services complémentaires. Mais pour pouvoir diversifier leurs produits, les IMF ont besoin de données de meilleure qualité et, parallèlement, de capacités administratives et de compétences technologiques plus sophistiquées.
  • La souplesse des systèmes de base. Tout ce qui précède ne peut être envisagé sans disposer de systèmes informatiques et de gestion des données de base plus flexibles. C’est traditionnellement l’un des points faibles des IMF. En cette ère numérique, il faut pour réussir être capable d’évoluer et d’adapter les modèles économiques et de les traduire dans des systèmes informatiques plus agiles. Le secteur bancaire a su répondre à ces attentes grâce à l’informatique en nuage et la prestation bancaire pour compte de tiers (le « Banking as a Service » ou BaaS) (a). Les solutions informatiques partagées pourraient donc changer la donne dans le secteur de la microfinance. Les IMF devront certes investir dans une partie des compétences et des infrastructures, mais le recours à un fournisseur exigera moins d’investissements que si elles devaient se transformer totalement.

Alors que la voie à suivre paraît donc de plus en plus évidente, les modèles économiques propres à la microfinance ont des caractéristiques qui sont autant d’obstacles à la numérisation. Un grand nombre de ces difficultés trahissent les faiblesses inhérentes de ce système, que ce soit la défaillance de la gouvernance, la difficulté à attirer des expertises techniques, l’inadéquation des ressources, la rigidité du modèle économique et l’extrême dépendance à l’égard du traitement manuel (la liste n’est pas exhaustive). Depuis une dizaine d’années, de nombreuses IMF ont informatisé leurs opérations mais elles l’ont surtout fait grâce à des financements de donateurs et en évitant soigneusement de questionner leur modèle économique. Cela prouve notamment que pour envisager un avenir plus numérique, une remise à plat de ce modèle sera inévitable. Pour une IMF, l’enjeu n'est pas simplement de retoucher à la marge une activité en introduisant de nouveaux canaux de service ou produits de crédit basés sur les données. Ces changements peuvent en réalité avoir des conséquences inattendues sur le mode d’organisation. C’est pourquoi le modèle économique de base doit évoluer.

Comment aborder la transformation numérique

Les changements requis ne se limiteront pas à des investissements dans la technologie. Ils impliqueront également un long travail d’introspection sans concession. Parce que la gestion de ces changements est un processus difficile, il existe à mes yeux un certain nombre de conditions à réunir avant qu’une IMF puisse envisager sa transformation numérique :

  • Comprendre les besoins des clients. Une IMF doit ancrer sa transformation dans une compréhension fine des besoins des clients mais également de leur disposition et de leur capacité à rémunérer ses services. Cette connaissance sera le socle de sa vision de long terme et c’est elle qui nourrira la fidélité des principaux clients de l’IMF au fur et à mesure de son développement. La microfinance repose traditionnellement sur un modèle économique simple et facilement reproductible, mais les IMF les plus efficaces le sont pour la plupart devenues en s’adaptant aux besoins et aux aspirations de leurs clients.
  • Avoir une stratégie clairement définie. À partir du moment où une IMF s’est fixé son objectif, elle doit établir un plan d’affaires et prévoir les changements technologiques nécessaires pour y parvenir. Le but n’est pas d’ajouter une solution high-tech à un modèle économique inefficace, qui ne reviendrait en fait qu’à perpétuer un modèle sous-optimal. Il faut au contraire avoir une vision précise des défis et des mesures à prendre pour les surmonter. C’est sur cette base qu’un plan d’affaires dûment chiffré doit être élaboré et adopté par la direction.
  • Faire preuve d’engagement et garder le cap. La transformation numérique implique une véritable gestion du changement qui nécessite un engagement sans faille de tous, de la direction jusqu’aux agents de prêts. Si les principaux acteurs institutionnels ne comprennent pas les raisons de ce changement et la manière de procéder, il sera très difficile de le concrétiser. La culture entre aussi en ligne de compte : l’état d’esprit adaptatif indispensable pour assurer la transformation numérique est totalement étranger au mode de fonctionnement de la plupart des établissements financiers. Il ne suffit pas d’ajouter une touche de numérique à une offre bancaire traditionnelle pour crier victoire. L’institution doit être éventuellement prête à phagocyter une partie de son modèle actuel de fonctionnement pour permettre la transition vers le nouveau modèle. De même, la capacité à garder le cap sur l’objectif de long terme est vitale : de nombreuses IMF se sont engagées dans des projets numériques avant de changer de route face à des priorités évolutives. L’esprit de suite et une approche adaptative permettant d’affiner et d’améliorer les choses sont la clé d’une transformation réussie, de même que la capacité à tenir le cap.
  • Renforcer les compétences. Des compétences numériques solides joueront bien évidemment un rôle central. Elles font souvent défaut aux IMF. Le personnel permanent devra être à même d’évaluer les solutions axées sur la technologie et d’accompagner leur introduction. Mais de telles compétences sont rares et elles coûtent cher. D’autant que d’autres compétences indispensables sont susceptibles d’être affectées par la transformation (gestion du risque, opérations de trésorerie et informatique notamment). 

« Confrontées à la pandémie de COVID-19 et à la nécessité d’abandonner les contacts directs au profit de services à distance, bon nombre d’organisations ont eu un avant-goût du changement. Et la plupart ont compris que l’heure n’était plus à l’autosatisfaction. Tout l’enjeu désormais est d’entretenir cette dynamique. »

Confrontées à la pandémie de COVID-19 et à la nécessité d’abandonner les contacts directs au profit de services à distance, bon nombre d’organisations ont eu un avant-goût du changement. Et la plupart ont compris que l’heure n’était plus à l’autosatisfaction. Tout l’enjeu désormais est d’entretenir cette dynamique. Le virage numérique n’est pas une opération ponctuelle ni uniforme. Il exige de s’adapter et de changer constamment, d’où l’intérêt d’investir dès à présent dans les compétences et le savoir nécessaires et de parier ainsi sur l’avenir.

Financer un changement porteur de transformations

Si la perspective de faire évoluer les IMF peut sembler décourageante, que dire alors de cette question tout aussi redoutable : comment financer ce changement ? Commençons par deux remarques, évidentes mais souvent négligées : offrir des services financiers aux pauvres est une entreprise délicate et qui, à condition de procéder de manière responsable, n’est pas très lucrative. Certes, la technologie va réduire le coût des services. Mais, et j’en viens à mon second point, elle coûte de l’argent. Et nécessite une expertise technique pour produire des résultats. Si nous reconnaissons que le secteur de la microfinance joue un rôle décisif pour accompagner les pauvres mais qu’il doit se convertir au numérique pour rester compétitif, alors il faudra bien trouver les ressources financières nécessaires. Ce qui implique, à mon sens, une remise à plat totale du mode de financement du secteur.

Historiquement, trois sources ont assuré ce financement : les investisseurs commerciaux et les véhicules d’investissement en microfinance (VIM) ; les institutions de financement du développement ; et les bailleurs de fonds. Avec le temps, l’équilibre entre elles a changé, les donateurs (et la forte dépendance à leur égard) cédant la place à des opérateurs plus commerciaux. Et c’est une bonne chose : cela prouve que le secteur est financièrement viable. Mais pour le transformer, il faut consentir des investissements supplémentaires et prendre des risques. C’est pourquoi l’écosystème financier de la finance inclusive doit retrouver un esprit d’équipe.

Aux premières heures de la microfinance, les différents groupes de financiers jouaient des rôles bien distincts : les bailleurs de fonds apportaient des capitaux d’amorçage et une assistance technique, finançaient des biens publics comme le MIX et, grâce à des financements mixtes, rendaient les investissements commerciaux plus sûrs ; les institutions de financement du développement créaient des marchés en instituant des structures faîtières et en stimulant l’investissement local dans le secteur en plein essor de la microfinance en Amérique latine, par des souscriptions à des émissions obligataires en Inde ou en investissant dans les IMF nouvelles en Afrique ; quant aux investisseurs commerciaux, ils mettaient sur pied des VIM spécialisés afin de garantir la rentabilité de leurs opérations dans les IMF. Depuis quelque temps, on peut observer une convergence croissante de ces rôles. C’est comme au football : quand vous regardez des gamins de cinq ans jouer, ils courent tous après le ballon comme un seul homme et n’ont aucun rôle différencié. Mais pour développer le secteur de la finance inclusive, il faut retrouver un jeu organisé, avec des attaquants, des milieux de terrain et des défenseurs. Qu’est-ce que cela implique pour les différents financeurs ? De privilégier ce que chacun sait faire le mieux.

Les VIM doivent soutenir une résilience accrue à travers leurs investissements commerciaux. Ils doivent exiger davantage des institutions dans lesquels ils investissent en termes de gestion du risque et de capacités d’établissement de rapports et faire preuve de créativité sur la manière d’utiliser les accords de prêts afin de privilégier systématiquement le renforcement de la résilience. Les investisseurs en fonds propres ont plus d’influence, étant donné leur rôle dans la gouvernance institutionnelle, et devraient s’employer à accompagner le processus de numérisation engagé en réaction au choc de la pandémie de COVID-19. Il y a aussi de la place pour les fonds d’investissement spécialisés, à l’image de ce que fait Accion actuellement, pour investir dans les IMF qui se sont dotées de vrais plans pour assurer leur transformation numérique. Et les investisseurs stratégiques ont aussi leur mot à dire pour accompagner le changement, à l’instar de ce que la fondation BBVA fait avec son réseau d’IMF en Amérique latine. En plus des données financières et d’impact, les investisseurs doivent envisager d’introduire des indicateurs de performance qui traduiront l’amélioration du mode de fonctionnement, le renforcement de l’efficacité et la résilience des IMF.

Les institutions de financement du développement doivent renouer avec leur mission qui consiste à repousser les frontières de la finance inclusive. Elles ont joué un rôle décisif pour bâtir le secteur de la microfinance. Aujourd’hui, elles doivent pousser les acteurs à aller plus loin et à faire leur révolution numérique. Elles peuvent adapter les enseignements tirés des fintech aux IMF traditionnelles et accompagner leurs conseils techniques de financements d’investissements. Elles peuvent trouver des solutions à des problèmes vraiment complexes, comme la mise à disposition d’instruments en monnaie locale sur des marchés tendus grâce à des financements mixtes, des garanties pour les prêts en monnaie locale par les banques du cru et l’aide à l’émission d’obligations locales. Pour permettre cette transformation numérique, elles doivent pousser dans ce sens et supporter une partie des coûts et des risques inhérents, en profitant de leurs relations avec les bailleurs de fonds pour accompagner les investissements les plus risqués.

Et les bailleurs de fonds ? Ils ont un rôle irremplaçable à jouer. Depuis quelque temps, les titres remboursables sont devenus une priorité pour de nombreux donateurs qui cherchent ainsi à doper leurs budgets d’aide. Mais ces acteurs sont les seuls à pouvoir prendre certains types de risque. Plus ils s’efforcent de concentrer leurs ressources limitées sur des opérations qui ressemblent à celles d’investisseurs, moins ils peuvent investir dans des entreprises vitales susceptibles de bâtir un secteur financier inclusif. Les donateurs ont un rôle irremplaçable à jouer avec, à la clé, d’importants effets multiplicateurs. Pour cela, ils doivent :

  • Repenser les biens publics. Le projet India Stack, qui visait à créer une plateforme logicielle unifiée pour faire entrer la population indienne dans l’ère numérique, a démontré toute la puissance d’une infrastructure de marché pour les biens publics — mais rares sont les pays à avoir les mêmes ressources que l’Inde. Les donateurs doivent comprendre les enjeux des nouvelles infrastructures de marché axées sur la technologie pour y investir judicieusement. Ils peuvent aussi épauler les organismes de réglementation qui auront inévitablement leur mot à dire, quelle que soit la solution publique-privée retenue.
  • Étudier les solutions de services partagés. Même s’il s’agit là d’un domaine encore tout récent, les donateurs pourraient encourager les prestataires BaaS pour diffuser ces services dans les marchés émergents. Une offre experte de services partagés reposant sur les infrastructures et les données en nuage pourrait devenir un levier puissant pour l’essor de la finance inclusive.
  • Atténuer les risques sur les opérations les plus hasardeuses. Les risques de change constituent toujours un sérieux problème pour les investisseurs dans les marchés émergents. Les institutions de financement du développement ont les compétences pour proposer des solutions de couverture, mais elles ont souvent besoin des donateurs pour atténuer les risques et rendre les instruments de couverture financièrement accessibles. Sur les marchés où les opérations de couverture sont trop complexes et trop onéreuses, les donateurs pourraient contribuer à instituer des mécanismes de prêts en monnaie locale abondés et gérés localement.
  • Investir stratégiquement dans la transformation numérique. Cela fait des années que les bailleurs de fonds financent des expériences dans le domaine de la numérisation, exigeant en général un apport nominal en nature. C’est quasiment la garantie que l’engagement des institutions sera marginal, tout comme les gains. Les donateurs doivent investir dans des IMF prêtes à mettre leurs propres ressources sur la table, qu’elles proviennent de leur bilan ou que cela fasse partie d’un investissement extérieur. Les donateurs doivent aussi envisager d’augmenter les financements porteurs de transformations, à l’image de ce que fait Accion, ou de privilégier une assistance technique liée à des investissements numériques ciblés à travers les institutions de financement du développement disposant de structures de conseil (comme IFC).

En dépit de ceux qui prétendent bruyamment le contraire, la construction de systèmes financiers inclusifs est une entreprise complexe qui exige une attention et des investissements soutenus. Les innovations numériques nous montrent ce qui est possible mais, dans les années qui viennent, nous allons devoir nous assurer qu’elles sont aussi profitables pour les pauvres. L’inclusion financière ne se résume pas à un nombre de comptes en banque. Son objectif, c’est que ces comptes soient capables d’améliorer le quotidien des pauvres et de les aider à s’en sortir.

En rédigeant ce texte, mon intention n’était pas de plaider pour un sauvetage de l’ensemble du secteur de la microfinance menacé par les effets de la pandémie de COVID-19. Je n’affirme pas non plus que, face à la pandémie, la seule solution pour les institutions de microfinance consiste à investir dans la transformation numérique. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que la finance numérique n’a pas encore tenu toutes ses promesses et que la microfinance continuant de jouer un rôle clé, elle a toute sa place dans le système financier inclusif de demain. Mais elle devra s’adapter et évoluer au risque sinon de disparaître — et cela aura de profondes conséquences, à la fois pour le secteur et pour les clients pauvres qui en ont besoin. Il va falloir redoubler d’efforts pour renforcer la résilience du secteur et le préparer à un avenir numérique toujours plus concurrentiel. Mais c’est un investissement qui en vaut la peine. 

Cet article a été publié initialement en anglais sur le site du CGAP. 

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