Interview FinDev

En période de crise, qui soutient les institutions de microfinance et leurs clients ?

Youssef Fawaz, de l'IMF libanaise Al Majmoua, témoigne de la difficulté de maintenir en activité une institution bien établie alors que l'économie s'effondre
Photo de Youssef Fawaz

Youssef Fawaz est directeur général de l'institution de microfinance libanaise Al Majmoua. Membre fondateur du conseil d'administration dès 1996, il a pris la direction d’Al Majmoua en 2004. Youssef est membre fondateur de Sanabel, le réseau régional de microfinance pour le monde arabe, où il a effectué deux mandats de deux ans en tant que président du conseil d'administration en 2008 et 2015. Youssef est titulaire d'un doctorat en génie civil de l'Université de Californie à Berkeley. Il est également chargé de cours à la faculté d'ingénierie de l'Université américaine de Beyrouth, où il enseigne depuis 2001.

La crise économique persistante que traverse le Liban a des répercussions dramatiques sur la vie quotidienne de ses habitants. Les familles sont confrontées à des difficultés sans précédent et les institutions de microfinance, essentielles pour les communautés locales, subissent de plein fouet ces problèmes économiques.

Cet entretien avec Youssef Fawaz, directeur exécutif d'Al Majmoua, une institution de microfinance (IMF) du Liban, nous éclaire sur les réalités auxquelles l'institution et ses clients sont confrontés dans le contexte des turbulences économiques actuelles. Il illustre l'urgence de la situation et la nécessité de fournir un soutien. Au-delà du contexte spécifique du Liban, cet entretien est riche d'enseignements pour la communauté internationale du développement : comment soutenir les institutions et protéger leurs clients pendant les crises économiques afin de préserver les progrès de développement ? Youssef Fawaz espère lancer un débat sur les moyens dont disposent les IMF pour faire face aux crises et sur le rôle des agences de développement pour soutenir leurs efforts.

Présentation de l'institution de microfinance libanaise et des effets de la crise économique

Portail FinDev : Al Majmoua est une IMF de premier plan qui opère au Liban depuis plus de vingt ans. Elle joue un rôle important dans la promotion de l'inclusion financière. Pouvez-vous nous la présenter rapidement ?

Youssef Fawaz : Al Majmoua est l'une des plus anciennes institutions de microfinance au Liban, créée en 1998 avec un capital initial de 3 millions de dollars. Depuis sa création, elle s'est employée à servir les clients pauvres et vulnérables, ainsi que les microentreprises, dans une période où personne d'autre n'était disposé à les soutenir. Au fil des ans, sa portée s'est considérablement élargie. En septembre 2019, un mois seulement avant la crise, son portefeuille comptait environ 93 000 clients actifs, pour une valeur totale de 100 millions de dollars. Notre organisation comptait 500 employés et opérait par le biais de 30 agences. Le portefeuille à risque, qui mesure le pourcentage de prêts présentant un risque de défaillance, se situait autour de 0,8 % à plus de 30 jours. En septembre 2019, notre actif total s'élevait à 121 millions de dollars, avec 67 millions de dollars de fonds propres. Ces fonds propres ont été constitués en 20 ans grâce aux bénéfices non distribués, à la croissance, à l'expansion et aux dons.

Portail FinDev : Comment la crise a-t-elle affecté l'institution et ses clients ? Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés et comment les gérez-vous ?

Youssef Fawaz : La crise a radicalement changé notre mode de fonctionnement. Nous n'avons plus que 26 000 clients actifs et un portefeuille d'une valeur de 5 millions de dollars. Le montant total de nos actifs a chuté de 121 millions de dollars à 7 millions de dollars. Cette perte de valeur brutale et le niveau de destruction des actifs sont sans précédent et ont eu un impact majeur sur notre institution.

Il faut savoir qu'avant la crise, en septembre 2019, Al Majmoua avait 25 millions de dollars en dépôt dans des banques locales au Liban. Malheureusement, lorsque la crise a commencé, les banques ont restreint l'accès des déposants à leurs fonds. Aucune loi ni mesure de contrôle des capitaux n'a été mise en place pour protéger nos fonds. Pour ne rien arranger, les banques ont restreint l'accès aux dépôts en dollars, ce qui a entraîné la dévaluation de nos fonds. Nous ne pouvions plus transférer cet argent hors du pays, ni l'utiliser dans le pays à sa véritable valeur nominale en dollars US. Aujourd'hui, la valeur résiduelle de ces dépôts bancaires est de 10 cents pour un dollar, et nous ne pouvons même pas les sortir de la banque. Cette perte dévastatrice nous a non seulement pris au dépourvu, mais a entraîné une réduction des effectifs et des activités qui nous ramenés 25 ans en arrière.

Les banques libanaises ne fonctionnent pratiquement plus et les personnes en difficulté n'ont plus accès aux services financiers. Cependant, si nous recevions les fonds nécessaires, nous pourrions rapidement atteindre 50 000 clients, car la demande est forte sur le marché. Les clients ont un besoin urgent de soutien et ne peuvent pas se permettre d'attendre. 

Portail FinDev FinDev : Comment cette situation se traduit-elle pour les employés de Majmoua ?

Youssef Fawaz : La poursuite des activités est devenue extrêmement difficile. Avec la perte catastrophique de nos actifs due à la dévaluation, nous avons dû réduire la taille de l'institution, en fermant 15 agences et en licenciant environ 280 employés, ce qui représente plus de la moitié de notre effectif. Nous avons également procédé à de fortes réductions de salaires, allant de 60 à 90 %. La plupart des cadres vivent avec environ 10 % de leur salaire initial depuis trois ou quatre ans. La crise a donc eu un impact significatif sur nous en tant qu'institution et sur notre personnel.

L'un des principaux défis auxquels nous sommes confrontés avec la réduction des effectifs est le risque de perdre les progrès que nous avions réalisés. Nous avions mis en place des départements d'audit interne, d'informatique, de gestion des risques, de ressources humaines, ainsi qu'un système de comptabilité et de contrôle financier beaucoup plus élaboré. La difficulté aujourd'hui est de trouver les moyens de réduire les effectifs sans perdre tous ces acquis. Nous voulons préserver l'infrastructure et éviter d'avoir à reconstruire le département des risques ou le département informatique, par exemple, dont la mise en place prend des années.

Portail FinDev FinDev : Et les clients ? Quels sont les services financiers disponibles aujourd’hui pour eux ? Qui comble actuellement le vide financier et sert les clients que vous n’êtes plus en mesure de servir ?

Youssef Fawaz : Actuellement, personne ne comble le vide financier. Nos clients se retrouvent sans aucun service, ce qui est très préoccupant. Si Al Majmoua n'est pas en mesure de les servir, ils devront recourir à des prêteurs, à leur famille ou à d'autres réseaux d'emprunt informels. Les banques libanaises ne fonctionnent pratiquement plus et les personnes en difficulté n'ont plus accès aux services financiers. Cependant, si nous recevions les fonds nécessaires, nous pourrions rapidement atteindre 50 000 clients, car il y a une forte demande sur le marché. Les clients ont un besoin urgent de soutien et ne peuvent pas se permettre d'attendre. Si nous ne parvenons pas à les servir, ils chercheront d'autres solutions qui impliquent des coûts élevés.

Une couturière assise à sa table.
Cliente d'Al Majmoua

Comment la communauté internationale du développement peut-elle soutenir la microfinance en période de crise ?

Portail FinDev : Concrètement, quelle est l’aide nécessaire ?

Youssef Fawaz : À ce stade, Al Majmoua a besoin de 10 millions de dollars pour les deux prochaines années afin d'atteindre la viabilité financière. Grâce à ce financement, nous pourrons continuer à fournir des services financiers essentiels à nos clients et à soutenir leur bien-être économique.


Extrait audio de l’entretien :


Portail FinDev FinDev : Quelle a été la réponse des bailleurs de fonds internationaux à la crise ?

Youssef Fawaz : Les investisseurs internationaux et les véhicules d'investissement hésitent à juste titre à fournir des fonds supplémentaires dans un environnement économique instable comme celui du Liban. Nous avons discuté avec plusieurs organismes d'aide et nous avons pu obtenir des fonds limités grâce à un plan mis en place par la Banque mondiale après l'explosion survenue à Beyrouth en août 2020. Ces fonds ont été alloués pour aider les PME et les petites entreprises à se reconstruire, et en tant qu'IMF, nous avons été chargés d'examiner la situation des micro-entrepreneurs et de leur fournir des subventions pour redémarrer leurs activités. En contrepartie, nous avons pu toucher une subvention pour les frais de fonctionnement de l'IMF, parce que l’institution était financièrement viable avant la crise. Ce financement nous a permis de conserver notre capital humain, qui est notre bien le plus précieux, et par extension notre capacité à augmenter rapidement notre portée, pour une année supplémentaire.

Il est contre-productif pour la communauté du développement d'investir dans une institution en période de stabilité, si elle doit la négliger en période de crise et repartir de zéro.

Il est essentiel de prendre conscience que les défis auxquels nous sommes confrontés vont au-delà des aspects financiers. La dynamique politique et le besoin de réformes sont étroitement liés à la crise économique. La communauté internationale a essayé de soutenir la mise en œuvre d'un plan de relance économique, mais elle s'est heurtée à des difficultés considérables. Le soutien financier est souvent subordonné à l'engagement du gouvernement à mettre en œuvre les réformes nécessaires. Ces défis au niveau national ont eu un impact négatif profond sur la société civile et sur les clients de nos IMF. Il est donc d'autant plus important que la communauté internationale reste engagée et soutienne la société civile et les IMF, car elles sont en relation directe avec les personnes les plus vulnérables du pays. Sans un soutien adéquat à tous les niveaux, les conséquences pour les personnes vulnérables et marginalisées seront graves, et le coût plus élevé à l'avenir pour reconstruire et restaurer les fondations économiques.

Portail FinDev : Quels sont les enjeux ?

Youssef Fawaz : L'enjeu est la préservation d'institutions établies qui ont fait leurs preuves auprès des clients pendant de nombreuses années, même dans des environnements difficiles où d'autres hésitent à s'engager. Il est contre-productif pour la communauté du développement d'investir dans une institution en période de stabilité, si elle doit la négliger en période de crise et repartir de zéro.  Il est nécessaire de déployer davantage de moyens au niveau international pour protéger ces investissements dans le développement. Nous devons reconnaître que, dans certains environnements, les institutions tout comme leurs clients sont constamment confrontées à des chocs échappant totalement à notre contrôle. Sans intervention extérieure, nous n'avons pas la capacité de gérer ces chocs efficacement.

Promouvoir la mise en place de fonds d'urgence pour la microfinance

Portail FinDev : Le secteur de la microfinance a déjà connu des crises de ce type par le passé. Est-ce qu'il n’existe aucun mécanisme qui pourrait aider les institutions de microfinance comme la vôtre à faire face à la crise ?

Youssef Fawaz : Nous ne sommes pas le premier pays à subir une crise de change, une crise bancaire, ni une récession économique. Les crises de ce type sont récurrentes dans les pays en développement. Aujourd'hui, ça peut être au Mozambique, demain au Zimbabwe, le jour suivant au Bangladesh et l'année d'après au Pérou. Notre expérience nous enseigne qu'il n'existe pas de manuel ni de plan défini pour gérer ces situations. Chaque crise est unique, et la crise libanaise a battu des records sur tous les fronts.  Même les spécialistes et les experts en dévaluation, en faillite et dans d'autres domaines sont déconcertés par ce qu'ils voient ici.

Je plaide pour la mise en place d'un […] fonds d'urgence spécifique pour répondre à des situations comme celle-ci. Ces fonds d'aide d'urgence auraient un sens s'ils étaient financés pendant les années normales pour servir de filet de sécurité aux IMF confrontées à des difficultés. Ils pourraient être financés par les IMF elles-mêmes, une partie de leurs bénéfices servant d'assurance placée dans un fonds collectif.

Donc, pour répondre à votre question, non, il n'y a actuellement aucun mécanisme en place. Je plaide pour la mise en place d'un tel mécanisme. Idéalement, il devrait exister un fonds d'urgence spécifique pour répondre à des situations comme celle-ci. Par exemple, Al Majmoua pourrait avoir recours à un fonds de ce type pour accéder aux 10 millions de dollars nécessaires pour maintenir son activité cette année, tandis qu'une IMF azerbaïdjanaise pourrait avoir besoin de 3 millions de dollars à l'avenir ou une IMF péruvienne de 1,5 million de dollars dans cinq ans. Ces fonds d'aide d'urgence auraient un sens s'ils étaient financés pendant les années normales pour servir de filet de sécurité aux IMF confrontées à des difficultés. Ils pourraient être financés par les IMF elles-mêmes, une partie de leurs bénéfices servant d'assurance placée dans un fonds collectif.

De cette manière, nous n'aurions pas à nous précipiter pour trouver des donateurs et les convaincre de nous aider à chaque fois qu'une crise survient. Il y aurait un système au sein du secteur, fondé sur une bonne compréhension des besoins et des défis, qui pourrait fournir le soutien nécessaire pour maintenir les IMF à flot pendant les périodes difficiles.

Portail FinDev : Et qui, selon vous, est le mieux placé pour jouer le rôle de chef de file dans la mise en place d'un tel projet ?

Youssef Fawaz : C'est une entreprise compliquée, tant sur le plan juridique qu'administratif, que ce soit au niveau régional, par le biais d'organisations comme Sanabel, ou au niveau mondial. Cela peut nécessiter des efforts conjoints. Cependant, cela vaut la peine d'y réfléchir, surtout si l'on reconnaît que ces crises sont cycliques et qu'elles continueront à se déplacer d'un pays à l'autre et d'un cas à l'autre dans le monde en développement. Nous serons toujours sujets à des crises, et il est crucial de disposer d'un mécanisme pour soutenir les IMF pendant ces périodes.

Perspectives pour Al Majmoua

Portail FinDev : Merci d'avoir partagé avec nous l’expérience d’Al Majmoua dans cette période difficile et complexe. Pour conclure, pouvez-vous nous parler des perspectives pour l’institution ? Quels sont les projets à court et à moyen terme ?

Youssef Fawaz : Notre objectif principal, que ce soit à court, moyen ou long terme, est d'assurer la survie d'Al Majmoua. Nous sommes déterminés à nous battre et à mobiliser toutes les ressources disponibles pour maintenir la viabilité et la santé à long terme de notre institution, malgré les défis auxquels nous sommes confrontés. Notre objectif est de rester pertinent et de continuer à être un acteur important dans le domaine de la microfinance.

À court terme, nous recherchons activement un soutien et un financement supplémentaires pour soutenir nos opérations. Nous explorons différentes pistes et nous sommes en contact avec des bailleurs de fonds potentiels.

À moyen terme, l’objectif principal est de préserver le savoir-faire, les compétences et l'infrastructure que nous avons développés au cours des vingt dernières années. Des institutions comme la nôtre ont mis des décennies à se construire, et il faut bien admettre qu'en période de crise, que ce soit au Liban ou ailleurs dans le monde, il est de loin préférable d'essayer de préserver les institutions existantes qui ont fait leurs preuves, même si cela nécessite des subventions pendant les années de crise, plutôt que d'essayer de les reconstruire à partir de zéro après une crise. En préservant nos institutions, nous pouvons continuer à servir nos clients et nous développer rapidement pour répondre à la demande croissante de services financiers qui accompagne la reprise économique. Les agences de développement peuvent et doivent jouer un rôle crucial en faisant la différence en temps de crise.

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SOMDA Dianyélé , Groupe d'Accompagnement à l'Investissement et à l'Epargne (GRAINE - SARL), Burkina Faso
23 février 2024

J'ai pris plaisir à lire cet article. Il est digeste. Il constitue un cas d'école et interpelle les institutions de microfinance en crises comme en période de bons indicateurs a plus de proactivité.

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