Mettre les technologies bancaires au service des acteurs du développement
Carl Manlan est le Directeur opérationnel de la Fondation Ecobank.
Accompagner des ONG, les former en gestion et en leadership et mettre à leur disposition des outils numériques… Pour Carl Manlan, économiste et directeur opérationnel de la fondation Ecobank, c’est mettre les compétences du privé au service du développement.
Proposer aux acteurs du développement des formations en gestion et en leadership, mettre à leur disposition ses outils bancaires et numériques ou accompagner des administrations dans leur démarche de digitalisation, c’est ce que fait la banque panafricaine Ecobank à travers sa fondation. Elle accompagne l’implantation et le développement de structures d’aide et de développement comme le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme ou les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en Afrique. Pour le directeur opérationnel de la Fondation Ecobank, l’Ivoirien Carl Manlan, il s’agit de tirer parti des compétences qui sont déjà en Afrique et qui peuvent répondre aux enjeux de la bancarisation sur le continent.
Selon vous, une institution financière privée peut développer une approche du développement qui ne repose pas seulement sur des financements. En quoi cela consiste-t-il ?
En général, les structures bancaires accompagnent des projets locaux en proposant un financement ou une expertise. Depuis 2016, nous avons développé une stratégie différente. Il s’agit moins de faire des chèques que d’utiliser les compétences humaines et de mettre les ressources technologiques de la banque au service des acteurs du développement. À titre d’illustration, Ecobank a sa propre académie, qui forme des banquiers, aussi bien sur le plan de l’expertise bancaire à proprement dite que sur les compétences de gestion et de développement des organisations. Les enseignements proposés intéressent aussi les ONG car ils permettent d’acquérir un savoir-faire en matière de gestion de programmes, en comptabilité ou encore dans l’expression du leadership. 48 responsables de programmes nationaux recevant un financement du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme – qui est un de nos principaux partenaires –, ont ainsi été formés depuis octobre 2018. Aussi, en mars 2019, 110 présidents, secrétaires généraux et leaders des jeunes des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en Afrique ont été formés au Centre panafricain d’Ecobank à Lomé dans le cadre d’une formation conçue par l’Académie selon les problématiques des Sociétés nationales.
Que trouvent les acteurs du développement dans ces offres de formation plutôt élaborées pour des acteurs du secteur privé ?
Prenez par exemple le gestionnaire d’un programme national de lutte contre le paludisme. Son rôle est de s’assurer que toutes les dépenses engagées le sont à bon escient et qu’elles respectent les procédures. Mais dans le fond, c’est aussi un leader qui ne peut pas se cantonner à un rôle de simple financier. C’est un agent du changement qui contribue à sauver des vies humaines. Ainsi, il ou elle ne peut se limiter à acheter des médicaments car son rôle n’est pas seulement de vérifier que les commandes sont correctement émises. Il ou elle doit aussi comprendre sa place dans la chaîne de valeur des soins et savoir que tout retard met des vies en danger. En acquérant les concepts clés de management de projet, ce financier est responsabilisé dans sa fonction de gestionnaire de programmes.
Sur le continent africain, l’inclusion financière est un sujet majeur et un enjeu de développement. En Afrique, le nombre de personnes disposant d’un compte en banque reste très faible.
Et ce ne sont pas seulement les formations que les acteurs du développement et les acteurs privés peuvent mutualiser. Les technologies bancaires aussi peuvent être très utiles. L’an dernier, nous avons signé un partenariat avec la délégation régionale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Nairobi pour travailler avec les Sociétés nationales dans les pays où Ecobank est présente : au Ghana, la plateforme digitale d’Ecobank sert ainsi à collecter les dons pour la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en vue de remplacer à moyen terme la collecte en espèces et, en Tanzanie, nous avons accompagné la digitalisation du processus de recrutement des volontaires. La fondation se positionne moins comme une intermédiaire financière que comme une créatrice de liens, à l’intersection du public, du privé et des ONG. C’est justement là que cela devient intéressant : lorsque les innovations du secteur privé et/ou financier se révèlent utiles à tous les secteurs et peuvent être mises au service des populations.
Certains pourraient arguer que les acteurs principaux du développement de l’Afrique devraient être plutôt les États.
Effectivement, le rôle des États est indéniable. Un vrai partenariat se base sur les compétences de ceux qui y adhèrent. Ainsi, le rôle de l’individu dans sa communauté est capital pour permettre aux différents acteurs de jouer pleinement leur partition en s’assurant que les services publics en Afrique, à commencer par les hôpitaux et les écoles, sont des centres d’excellence. C’est indispensable. Mais si on prend l’exemple de l’école, les systèmes éducatifs ne sont pas suffisamment équipés et ne sont pas à même d’assurer la qualité des enseignements dans de nombreux pays. La Fondation et l’Académie Ecobank choisissent de fournir des outils analytiques et des plateformes informatiques d’apprentissage aux acteurs publics qui peuvent exceller avec les outils adéquats. La valeur ajoutée d’une telle approche à la croisée des chemins entre privé et public vient de notre capacité à collaborer avec d’autres organisations comme avec le gouvernement pour contribuer à la digitalisation de l’administration, par exemple, pour mieux gérer les effectifs d’enseignants et d’élèves. Et nous ne mettons pas seulement nos outils numériques et bancaires au service des organisations, mais aussi nos employés. Il s’agit de ne pas se priver des compétences de nos 16 000 employés dans 40 pays : ils sont donc mis régulièrement à contribution par la Fondation.
Quels sont les liens et les complémentarités entre les mondes de la banque et ceux du développement ?
Sur le continent africain, l’inclusion financière est un sujet majeur et un enjeu de développement. En Afrique, le nombre de personnes disposant d’un compte en banque reste très faible. De fait, les clients que les banques cherchent à inclure et ceux que les ONG veulent aider sont les mêmes. Or, les Africains se plaignent souvent de ne pas avoir accès au crédit ou à des facilités de transaction. Si, avec les ONG, nous nous adressons aux mêmes personnes, alors nous pouvons réfléchir conjointement à l’harmonisation de nos démarches. Les outils de la banque peuvent faciliter la vie de tout le monde, mais on ne peut pas demander aux banquiers de devenir des experts en santé ou en éducation. Il faut un brassage des compétences et des savoir-faire pour faire progresser et avancer nos pays.
Début 2019, vous expliquiez dans une tribune que l’Afrique a les moyens de financer elle-même son développement. Quelles sont, selon vous, les conditions pour y parvenir ?
La Banque africaine de développement estime que 350 millions d’Africains sur le continent ont un revenu disponible suffisant pour dégager une capacité d’épargne, même limitée. Si chaque Africain en capacité de le faire épargnait un dollar par mois, on pourrait mobiliser 4,2 milliards de dollars par an. Malheureusement, en dépit de ce potentiel, aucune structure de développement ne s’adresse spécifiquement aux Africains disposant d’un revenu et/ou à la diaspora pour leur proposer de contribuer collectivement à des projets pour l’Afrique. Pourtant, l’altruisme et la solidarité sont des valeurs partagées en Afrique. Les funérailles sont souvent autofinancées par la communauté. Peu de familles endeuillées en ressortent endettées. Ce qui est possible pour des obsèques peut aussi l’être pour d’autres enjeux. Les mécanismes locaux peuvent être répliqués à l’échelle nationale, régionale ou continentale. En octobre 2018, le Premier ministre éthiopien a demandé à la diaspora de mettre de côté un dollar par jour pour le pays. En février 2019, 20 millions de dollars avaient été rassemblés. De telles collectes sont techniquement possibles quand chacun a une banque à disposition grâce à son téléphone. J’en reviens à ce que je disais sur les compétences qu’il faut croiser : la microfinance ou la finance digitale, par exemple, l’ont bien compris et sont à la croisée des mondes de la banque et du développement. Ce qui pourrait accélérer le processus en Afrique, ce sont les intermédiaires de confiance pour s’assurer que l’argent est utilisé à juste titre. Si les épargnants et la diaspora étaient en confiance, alors nous pourrions créer une dynamique qui réglerait des problèmes fondamentaux comme l’accès à l’eau ou à l’éducation de base. La scolarisation qui pourrait ne coûter que 100 dollars par an et par enfant pourrait faire l’objet d’une initiative citoyenne pour appuyer les efforts des États. Je crois que beaucoup de gens sont prêts à payer pour cela.
Cet entretien a été initialement publié sur le site Idées pour le Dévelopement.