L’inclusion financière est essentielle pour les travailleurs des plateformes numériques
De plus en plus de travailleurs et de vendeurs de plateformes numériques maîtrisent l’utilisation des technologies digitales. Pourtant, comme ils appartiennent pour la plupart à des communautés à revenus faibles ou moyens, ils restent en situation d’exclusion financière et sont dans l’incapacité de tirer parti des opportunités associées au travail sur ces plateformes, ainsi que d’en réduire les risques associés. Alors que les plateformes transforment aujourd’hui la nature du travail sur les marchés émergents, il paraît utile de réfléchir à y intégrer des services financiers pour les travailleurs, et de considérer les pistes qu’elles offrent pour favoriser plus largement l’intégration de l’économie informelle.
Au cours des années qui ont précédé la pandémie de COVID-19, les plateformes numériques d'échange de biens et de services n'ont cessé de se développer sur les marchés émergents et dans les économies en développement (EMDE), attirant un ensemble diversifié de travailleurs individuels et de micro-entreprises à la recherche de meilleurs revenus et d'une clientèle plus large.
Les mesures de confinement ont eu des effets paradoxaux : d'une part, les "travailleurs à domicile" ont stimulé la croissance du commerce électronique et des livraisons, ce qui a permis aux livreurs et aux microentreprises des plateformes de gagner leur vie, même face à des défis sans précédents. D'autre part, des services comme les taxis, le nettoyage à domicile et d'autres services à domicile et à la personne se sont arrêtés net, privant de nombreuses personnes de moyens de subsistance du jour au lendemain. Ce coup d’arrêt a montré que cette nouvelle forme de travail était aussi précaire que celle des travailleurs informels par le passé.
Les plateformes sont appelées à poursuivre leur croissance. Toutefois, la pandémie n'a fait qu’accroître la prise de conscience que les nouvelles opportunités s’accompagnent de nouveaux risques, et qu’un avenir incertain attend les travailleurs et les vendeurs qui adoptent ces nouveaux types de moyens de subsistance.
Les recherches menées par le CGAP auprès de travailleurs et de vendeurs opérant sur des plateformes dans cinq pays émergents montrent que la quasi-totalité de ceux qui entrent dans l'écosystème des plateformes à la recherche d'un meilleur moyen de subsistance savent lire et écrire, mais qu’au-delà des comptes bancaires ou mobiles basiques, la plupart sont exclus des services financiers ou mal desservis, ce qui les rend moins aptes à tirer parti des opportunités et à atténuer les risques inhérents à ce travail. La suite de cet article explique en quoi l’absence d'inclusion financière pénalise ce groupe.
Les travailleurs et les vendeurs ne peuvent pas tirer parti des opportunités de croissance faute de capitaux
La trajectoire d'un travailleur dans l'écosystème des plateformes est déterminée par ses compétences et les normes de genre dominantes qui conduisent à le placer dans tel ou tel type d’emploi sur les plateformes – qu'il s'agisse de covoiturage, de livraison, de commerce électronique ou d'emploi freelance. Pour développer son activité dans un domaine donné, l'accès au capital peut changer la donne en permettant aux travailleurs d'acheter de meilleurs équipements et outils ou de se former à de nouvelles compétences et techniques, afin d'obtenir un salaire plus élevé pour le même travail ou d'accéder à des plateformes mieux rémunérées. Par exemple, un coiffeur peut proposer des services de coloration. Un freelance peut répondre à des offres de travail plus ambitieuses qui impliquent l'embauche d'une équipe. Un conducteur de covoiturage peut acquérir son propre véhicule au lieu de le louer, et peut-être même, à terme, constituer une flotte de véhicules à louer sur les plateformes. Cependant, il est extrêmement rare aujourd'hui que des travailleurs des plateformes accèdent au crédit et aux financements d’investissement – seuls 16 % ont eu recours au crédit pour soutenir leur activité sur les plateformes.
De fait, 52 % des femmes et 40 % des hommes interrogés dans le cadre de notre étude ont déclaré n’avoir aucun moyen de financer des investissements qui pourraient les aider à accroître leurs revenus sur les plateformes (voir le diagramme). Ce manque d’accès au financement est particulièrement vrai pour les femmes qui viennent de créer leur entreprise. Comme l’illustrent les propos d’Archie Osongo, propriétaire d'une petite entreprise kenyane qui a participé à notre étude : "Je pourrais... peut-être obtenir un prêt d'une banque qui pratique de faibles taux d'intérêt. Mais comme je n'ai pas de garantie à fournir, je n'ai pas réussi à l'obtenir".
La gestion mensuelle de l'argent est difficile en raison des dépenses récurrentes et imprévisibles
Les travailleurs, dont la plupart sont issus de l'économie informelle, sont habitués aux difficultés de trésorerie entre deux versements de salaire, mais l'imprévisibilité croissante des revenus issus des plateformes ajoute à ce défi. Comprendre le montant des revenus qu'ils peuvent toucher au cours d'un cycle de paie implique des calculs compliqués prenant en compte les heures de pointe et les heures creuses ainsi que les primes – d’autant plus s'ils travaillent sur plusieurs plateformes. Les plateformes aident rarement les travailleurs à comprendre leurs revenus grâce à des outils intégrés à l'application qui pourraient éclairer leurs décisions financières. Grâce à des recherches antérieures menées auprès de communautés à faibles revenus, nous savons que les urgences médicales (bénignes comme plus graves) sont courantes et peuvent entraîner une instabilité économique importante. Malgré cela, seulement 7 % des hommes et 20 % des femmes qui travaillent ou qui vendent sur les plateformes ont déclaré avoir une assurance leur permettant de faire face à de tels besoins. En outre, les outils utilisés par les travailleurs (par exemple les voitures, les équipements, les téléphones portables) sont rarement voire jamais assurés, ce qui entraîne des dépenses, une interruption du travail et une perte de salaire immédiate en cas de panne.
La digitalisation du travail se développe parallèlement aux plateformes
Outre les grandes plateformes, qui comptent parmi les plus grandes entreprises du monde, d'autres voies de digitalisation des modes de travail émergent. De nombreux travailleurs avec lesquels nous nous sommes entretenus s'étaient également enregistrés auprès d'agrégateurs de main-d'œuvre numériques qui fournissent de la main-d'œuvre aux grandes plateformes, aux entreprises et aux particuliers. En dehors de la vente sur des plateformes de commerce électronique, certains travailleurs réalisaient des ventes et du marketing numériques sur les médias sociaux et les plateformes de chat comme Instagram et WhatsApp. On assiste également à l'émergence de plateformes plus petites et plus locales qui organisent différents aspects de la vente pour les artisans et les petits vendeurs.
Etant donné la diversité des voies de digitalisation du travail (plateformes, agrégateurs et autres moyens), la taille de l'économie de plateforme dans les EMDE (bien qu'elle soit encore beaucoup plus réduite que le marché du travail informel dans son ensemble) pourrait être plus importante que ne le suggèrent les données disponibles. Cela signifie qu’intégrer des services financiers dans cet écosystème numérique de manière globale nécessite la participation d’un large groupe d'acteurs et des partenariats multiples. Les solutions conçues uniquement pour un type de travailleur ou un type de plateforme peuvent ne pas fonctionner aussi bien que celles conçues pour l'écosystème plus large. Cela signifie également que si l’on parvient à intégrer des services financiers dans cet écosystème numérique, cette intégration pourrait, moyennant quelques efforts, être également applicable au marché du travail au sens large.
La pandémie a aussi clairement montré que lorsque de grands chocs liés à la santé publique, au changement climatique et à la fluctuation de la conjoncture économique surviennent, les travailleurs des plateformes ne sont pas mieux protégés que ceux opérant dans l'économie informelle ou semi-formelle. Comme les travailleurs informels, ils continuent à exercer en dehors de la relation traditionnelle employeur/employé, tout en étant au-dessus du seuil d'éligibilité aux prestations gouvernementales. Lors de la pandémie, plusieurs plateformes ont fourni un soutien à leurs travailleurs, mais qui s'est rarement avéré suffisant. Une fois de plus, la taille croissante de ce groupe disposant d’un accès récent à une connexion Internet et à des comptes bancaires ou portefeuilles mobiles, mais ne bénéficiant pas du soutien complet du système financier formel, offre l'occasion de tester de nouveaux types de filets de sécurité publics. Ceux-ci pourraient relier les données d’identité numériques des travailleurs des plateformes à un ensemble de services pouvant aller des produits d'épargne et d’assurance en période de stabilité aux prêts à court terme et aux avances sur les dépôts à terme en cas de chocs soudains. Cependant, cette idée reste largement théorique, et l'engagement du secteur public auprès des plateformes en faveur du bien-être des travailleurs est resté très limité dans les pays émergents.
Aujourd'hui, le potentiel d'utilisation de l'écosystème des plateformes pour l’inclusion financière des travailleurs de ces plateformes reste encore à concrétiser, à la fois en raison de la jeunesse de l'écosystème et du manque de connaissances sur les innovations et les mesures de coordination du marché. Dans les semaines à venir, les experts de l'équipe du CGAP travaillant sur les moyens de subsistance issus des plateformes exposeront les différentes dimensions de leurs recherches approfondies menées auprès des travailleurs des plateformes, des plateformes elles-mêmes et des PSF pour décrire 1) les types d'innovations qui seront utiles aux travailleurs, 2) les principaux défis pour exploiter de manière responsable les données sur le travail via les plateformes, et 3) atteindre les groupes marginalisés de travailleurs des plateformes, en particulier les femmes.