Les avancées de la microfinance comme sources d'inspiration pour la finance digitale
Fintech, crédit numérique, pay-as-you-go… Ces nouveaux services sont aujourd’hui incontournables et prometteurs. L’évolution incroyablement rapide des offres de finance digitale s’appuie sur une promesse de flexibilité et de facilité d’octroi et surtout sur un taux de pénétration très important des téléphones mobiles : 134 millions de comptes actifs de « mobile banking » étaient répertoriés en 2017 dans le monde, dont plus de 84 millions en Afrique subsaharienne. Cependant, ces services financiers nouveaux doivent se développer en garantissant un juste équilibre entre objectifs financiers du prestataire de services financiers et intérêts des clients. L’expérience de la microfinance montre que c’est seulement à cette condition que les services peuvent être vraiment utiles aux clients tout en prévenant les risques de surendettement ou d’exclusion.
Innovation financière et opportunités
Sur le terrain, la finance digitale transforme d’ores et déjà le domaine de la microfinance. A minima, lors de l’octroi d’un prêt, les agents de crédit des institutions de microfinance (IMF) saisissent directement le dossier sur leur tablette tactile pendant leur visite aux clients. Certaines innovations conduisent même à la dématérialisation complète des relations entre agents de crédit et client avec des octrois de crédit depuis le téléphone du client. En adoptant ces nouvelles technologies financières, les IMF entendent gagner en efficacité, mieux répondre aux besoins, réduire les coûts d’accès aux services financiers et atteindre plus de clients.
La digitalisation permet également aux clients d’interagir avec un écosystème financier plus large. Elle développe des usages plus variés et plus adaptés aux capacités, aux besoins, à la localisation et aux préférences des populations, y compris pour les clients du bas de la pyramide. Elle peut aussi faciliter l’accès à l’énergie, à l’eau et même à l’éducation grâce à des systèmes innovants liés au crédit-bail (aussi appelé pay-as-you-go, ou PAYG). Une autre promesse de la finance digitale est de réduire les coûts des services financiers puisque l’amélioration supposée de l’efficacité devrait permettre de proposer des taux sensiblement plus faibles et de baisser les frais.
Des innovations techniques porteuses de risques
Les Fintech apportent de nouvelles possibilités et promettent une nouvelle accessibilité aux services financiers mais elles génèrent aussi potentiellement de nouvelles discriminations dans leurs modes de sélection et d’octroi. Des questions se posent et les acteurs de la Fintech vont devoir s’en saisir : les femmes disposent encore en Afrique d’un accès plus limité aux téléphones mobiles que les hommes. Comment alors faire en sorte qu’elles ne soient pas à nouveau exclues de ces innovations du système financier ? Ou encore comment limiter les dérives d’un système basé sur les data et qui peut utiliser des données privées pour décider de l’octroi d’un prêt ? Comment assurer que les informations bancaires et les conditions des prêts sont comprises par des clients illettrés ou peu habitués aux SMS ?
La finance digitale peut renouveler la microfinance si elle ne la bouleverse pas complètement. La proximité géographique, culturelle et sociale qui existe entre l’agent de crédit et l’emprunteur a été théorisée par Servet, Gentil ou Labie dans les années 2000 et est au cœur de la démarche des IMF : « En se rendant régulièrement sur le lieu de travail et domicile du micro-entrepreneur, l’agent de crédit prend conscience des réalités du terrain et peut ainsi progressivement mieux le comprendre. Ceci est très important à la fois pour le diagnostic posé avant l’octroi du crédit et pour le suivi qui en sera fait ». Qu’en sera-t-il si les liens directs avec les agents de crédit sont substitués par des messages ?
Quant aux risques d’endettement normalement évalués par les agents de crédit lors de leur rencontre avec l’emprunteur, leurs limites peuvent être repoussées à l’extrême. Comment empêcher des systèmes basés sur des algorithmes d‘octroyer automatiquement des crédits – dédiés principalement sinon exclusivement à la consommation – en se basant sur une analyse de profil plutôt que sur la capacité économique réelle de remboursement ? Dans ce cas, de nombreux clients se retrouveront dans une spirale de dettes multiples et reconductibles. Au Kenya, le risque est devenu réalité : les usagers sont poussés à avoir recours au crédit à la consommation pour des montants toujours plus importants. Grâce à leurs données personnelles, leurs profils sont établis et intégrés dans les itérations des algorithmes d’octroi. Le « credit scoring » ou l’équivalent de la note de risque est peaufiné au fur et à mesure des octrois. L’observation confirme cette hypothèse : le pourcentage du portefeuille à risque est particulièrement élevé, atteignant des niveaux qui ne sont pas envisageables pour des institutions soumises à la régulation. Ceux qui ne remboursent pas sont évincés du système et perdent tout accès au crédit. Les mauvais payeurs sont ainsi blacklistés par des centrales de risque chargées d’analyser et de croiser les profils. Selon une étude de Microsave, il y a 8 millions d’usagers kenyans et 3,5 millions d’entre eux sont négativement listés par la centrale de risque kenyane. Enfin, malgré le potentiel et les promesses d’une approche plus efficace, les taux restent particulièrement élevés, atteignant parfois 2 % par mois.
Le CGAP (Consultative Group to Assist the Poor), consortium de bailleurs et de fondations sur la finance inclusive, plaide pour un ralentissement de la croissance du crédit digital en Afrique de l’Est, le temps que les acteurs financiers et du développement puissent se saisir et répondre à ces différents enjeux.
S’inspirer des expériences de la microfinance
Il est intéressant de revisiter l’histoire de la microfinance alors qu’on assiste à la croissance de la finance digitale. D’abord portée aux nues lors de l’attribution en 2006 du prix Nobel de la paix à Mohamed Yunus, un de ses fondateurs, la microfinance a rapidement montré des dérives : pics de surendettement en Inde, crises de croissance incontrôlée au Nicaragua, au Maroc, en Bosnie-Herzégovine et au Pakistan ou encore flambée des taux d’intérêt au Mexique. Certaines IMF peu scrupuleuses avaient en réalité favorisé la croissance et les profits au détriment de leur mission sociale, des besoins réels et du bien-être de leurs clients.
Pourtant, certains acteurs du secteur comme CERISE, le consortium Imp-Act ou des agences de notations en microfinance travaillaient déjà sur le développement d’une offre de services financiers responsable, transparente, juste, sécurisée et susceptible d’avoir un impact positif sur les clients pauvres. En 2005, la Social Performance Task Force (SPTF) a été créé autour de plusieurs de ces initiatives pour identifier les besoins d’une gestion centrée sur les clients, aussi appelée gestion des performances sociales. Les 3 000 membres de la SPTF aujourd’hui (IMF, réseaux, investisseurs, bailleurs, consultants) ont établi une définition commune de la performance sociale et construisent les normes relatives. Depuis 2012, les normes universelles pour la gestion de la performance sociale constituent un ensemble de pratiques de gestion pour aider les prestataires de services financiers (IMF, banques) à évaluer et à atteindre leurs objectifs sociaux. Elles placent le client au cœur des décisions stratégiques et opérationnelles en faisant des performances financières un moyen et non pas une fin en soi. Ces évolutions normatives ont permis de rendre le secteur de la microfinance plus responsable. Les IMF utilisent désormais des indicateurs de performance sociale pour rendre compte de leurs résultats sociaux, les discuter et prendre des décisions avec leurs parties prenantes.
Promouvoir une finance digitale responsable
On voit se multiplier des offres de crédit digital mais également des exemples déjà frappants de surendettement, de taux d’intérêt très élevés, de fichiers de mauvais payeurs dans les centrales de risque ou encore d’un focus essentiellement urbain pour les modèles PAYG d’accès à l’énergie en Afrique de l’Est malgré une mission rurale affichée. La finance digitale doit caler ses pratiques pour apporter une vraie valeur à ses clients. Une approche responsable lui permettra également de sécuriser son modèle économique et sa réputation.
Contrairement aux IMF, les Fintech ne revendiquent pas spécifiquement de mission sociale. Pourtant, une organisation voulant favoriser l’inclusion financière et toucher un nombre croissant de clients a tout intérêt à éviter les dérives expérimentées par la microfinance. Une crise provoquée par les Fintech aura inévitablement des impacts importants de réputation et de crédibilité pour le secteur entier de la finance inclusive. La SPTF partage ainsi l’approche centrée sur le client et les performances sociales qu’elle a développée avec les investisseurs et des acteurs nouveaux de la Fintech au cours de webinaires. Pour assurer un service de proximité malgré le niveau réduit d’interactions, les offres de crédit digital peuvent s’inspirer des approches de suivi de satisfaction et d’enquêtes clients existantes pour développer des services qui répondent aux besoins des clients. Dans le cadre de ces approches pratiques, la gestion de la performance sociale consiste à améliorer des systèmes et processus internes pour renforcer l’impact externe. La finance digitale doit s’appuyer sur ces pratiques pour se responsabiliser et participer à une plus grande inclusion financière. D’ailleurs, un code de protection des clients est en cours de création dans le secteur de l’accès à l’énergie.
Une coopération étroite entre acteurs de la microfinance classique et nouveaux acteurs de la finance digitale devrait permettre de capitaliser sur 30 ans de finance responsable et éviter de retarder la réelle création de valeur pour les clients.
Ce blog a été initialement publié sur le site ideas4development.